Retour au présent

Avant il vivait comme tout le monde, sur le seul mode d'être qu'il connaissait, sur le mode du "Je", sur le mode du "Moi": il vivait pour ainsi dire comme le commun des mortels, qui ne meurt qu'une fois dans sa vie.

Il avait plus confiance en la vie qu'en la mort dont il avait très peur.




Il allait bientôt découvrir l'illusion de ces sentiments, épouser ce paradoxe apparent,qu'il y avait plus à espérer de la mort (1) que de la vie, car celle- ci ne pouvait lui donner que le désespoir de vivre (2) ou l'espoir de mourir.




Ce jour là, il rencontre pour la première fois celui qui, par ses écrits, lui avait donné la clé : la clé qu'il cherchait éperdument et en vain depuis tant et tant d'années, la clé pour arrêter la pensée: cette pensée vigoureuse,insidieuse qui le torturait déjà à l'époque où il habitait encore la maison de

son enfance, et qu'il pressentait comme étant à la source de ses profondes et tristes mélancolies.




Il côtoie cet être d’exception, perdu au milieu de tous, anonyme, et pourtant relié à lui

par une indicible compassion.







E tout doucement, sans même s'en apercevoir sur le moment, il devient un peu plus poreux, un peu plus souple, un peu plus léger, frisant la transparence totale, quelques semaines après, au bord du lac, au milieu de la grande ville.




Là, il ne peut plus dire "Je": il redevient comme un tout petit enfant qui parle de lui à la troisième personne, et il commence à entrevoir l'aurore d'un nouveau jour, un jour durant toute une vie, où êtres et choses se meuvent en interdépendance étroite, dans un univers aux mille senteurs, aux parfums délicats, lui rappelant sans cesse l'extrême jouissance qu'il avait à fleurer la vie qui s'annonçait, chaque matin,au réveil, lorsqu'il était encore pur, vierge, ... ou déjà transparent.




Mais il avait complétement oublié pendant des années et des années, tant toute la vie qu'on lui avait montré ,insufflé, était fade, sombre, noire et tout à fait contraire à sa nature profonde, qu'il retrouvait maintenant, aprés une longue péride de sommeil, de rêves, de cauchemars: une nature toute sensibilité, toute intuitive, de sentir immédiat, de joie au cœur et d'éveil de l'intelligence.




Et c'est curieux, il se souvient: il avait perdu cela, progressivement, à partir de cinq ans, à l'âge où il faisait ses premiers pas dans l'amertume et l'affliction: or, il s'éveillait lentement de nouveau, de son long et pénible rêve, justement vingt cinq années après: décidément, il était fort sujet au chiffre cinq et à ses multiples.




Mais le jeu facétieux des nombres qui s'amusaient beaucoup à découper sa vie, depuis toujours, en une sorte de puzzle chronologique, n'était rien en comparaison de la grande scène qui se préparait, et qui allait se jouer dans sa tête, et sous ses yeux ébahis, devenus à la fois, et pour un moment, regard et miroir.




C'était une chaude après- midi d'été: la crête des sommets et des cimes verdoyantes ou immaculées dessinait dans l'azur des lignes sinueuses: des moutons légers et transparents contemplaient le miracle permanent et versaient par instants des larmes de joie, laissant la lumière toute décomposée d'émotion.




La multiplicité des pins droits et fiers s'était concentrée çà et là pour découper sur les versants majestueux des îlots dans lesquels poussaient avec une étrange dignité des myriades de chalets aux toitures reluisant sous le soleil.




Et là, devant, l'eau descendant des glaciers, coulait avec une force bouillonnante et pourtant terriblement silencieuse dans la mémoire des siècles.




Alors tout à coup, le silence, la mémoire et les siècles, se sont mis à tourner en lui comme un formidable maelstrom de matière éclatée: il a perdu pied, il s'est senti glisser dans son regard qui ne se voyait plus, il s'est échappé, tiré par une irrésistible force dans ce décor dont il faisait maintenant partie et dont il respirait la fraicheur.




Il sentait la sève des pins monter en lui et le vent souffler à la cime de ses cheveux.




Il a murmuré le chant de la rivière qui coulait maintenant dans le lit de son esprit.




Il s'est délicatement posé de ses petites pattes fragiles sur les narcisses qu'il voyait pour la première fois.




Il a grésillé de bien- être sous les foins tendres et chauds, de ses ailes encore

toutes plissées du souvenir du cocon.




IL a sifflé avec la fauvette qui répondait à l'écho de son Joyeux silence.




Il s'est élevé avec la corneille jusqu'au sommet de son extase.




Il s'est souvenu avec le colimaçon de l'infinie lenteur de ses derniers pas sur le chemin de son éternel présent.




Il s'est laissé porter avec l'ablette par le courant vigoureux, vers la grande étendue impersonnelle.




Il a fuit avec le lézard sous le havre de pierre.







Il a rampé avec l'ombilic jusqu'à la racine de la vie.




Parce qu'il était lui qui n'était plus rien, parce qu'il était rien qui était tout, tout

était en lui qui palpitait maintenant au rythme de son sang devenu la sève du monde.




Et puis tout s'est arrêté d'un coup, sans crier gare. Il se retrouvait là, tout seul,

un peu vide, mais d'une solitude et d'une vacuité fort différentes de celles qu'il

connaissait bien durant et après ses interminables méditations: il était seul avec lui-

même, mais un lui-même qui avait changé, qui s'était transformé au cours de son

étrange voyage, et qui rayonnait maintenant de couleurs beaucoup plus lumineuse et

étincelantes.




Quelque chose était entré en lui, pendant son absence, et s'était installé là, comme

chez elle: il arrivait enfin ce qu'il sentait venir depuis des années, lorsqu'il se vivait

encore divisé, incomplet : il s'était retrouvé dans la totalité de son être : il était enfin

habité par son âme.




Et "cette chose" était, établie maintenant confortablement dans sa maison, lui

prodiguait bien grâces, bien des suaves caresses : c'était comme si elle pensait et

guérissait maintes et maintes plaies anciennes qui n'avaient pas encore pu se fermer

tant la vie rude et acérée passait et repassait dessus sans cesse.




Mais alors soudain, sans qu'aucun présage ne se fut annoncé, les souffrances du

passé ressurgirent de sous le manteau protecteur, avec une violence extrême, et avec

envivaient sous la cendre et le transportaient sur le moment,plusieurs décennies en

arrière.




Il se demanda alors s'il ne s'était pas complètement fourvoyé, s'il ne se croyait libéré,

détaché, apaisé, que sous le couvert d'une incroyable chimère : le volcan qu'il croyait

éteint se remettait tout à coup à cracher son feu dévorant sur les versants ensoleillés

et sa béatitude.




Il touchait le fond de sa propre angoisse en même temps qu'il lui semblait porter sur

ses frêles épaules toute la misère du monde : le malheur, la malédiction s'emparaient

de lui et lui faisaient goûter, avant terme, les milles et uns artifices de l'enfer.




Il en était sûr : la douce paix qui l'avait un jour ravi, et ce jour là lui semblait

tellement lointain, n'était que le jeu fantasmagorique de la vie, la véritable vie, qui

lui apparaissait alors comme la plus terrible des épreuves, après avoir cru, l'espace

d'un soupir, en ses suprêmes délices.




Il s'était laissé berner: l'existence au cœur pur et tendre n'était qu'une

douloureuse méprise: il savait dorénavant que ses multiples et divers battements

n'étaient que le pouls d'un cœur de pierre torturé par sa propre inertie.




C'est alors qu'un éclair fulgurant irradia tout à coup sa prison de ténèbres qui se

transforma en une incandescence si resplendissante que ses yeux et son âme en

auraient été consumés s'il n'avait pu se cacher sous quelques nuages sombres qui

gisaient encore là, à demi-mort, dans son ciel de lumière.




...à suivre